samedi 19 janvier 2008

La jeune fille et la lune

(Le fond de l'eau. Entre deux eaux flotte la jeune fille noyée. En haut, à travers l'eau, le ciel est visible. Les nuages s'y entassent; seul un très petit rayon de lune trouve passage à travers les nuages et se reflète jusqu'au fond de l'eau.)

La jeune fille — Les phares de la ville jouent des hymnes joyeux par rafales dans mes cheveux, l'angoisse pénètre sa lame de poignard lente dans les chairs, le brouhaha danse un quadrille sur le trottoir semé de bas de soie et la noyée flotte dans ses souvenirs.
L'eau est verte. J'ai soif.
Les mémères dandinent leurs derrières dans la promiscuité des boudins et la rue hurle sa plainte et son indifférence.
Taxi! dis-je. Et l'eau brune tournoie dans mes oreilles.
La ville avec ses voiles de fer ondoie dans son vertige, et les cœurs ballottés dans le creux de son rythme se réchauffent aux caresses du vide.
L'eau boit, l'eau mange, et je tiens mon œil clos dans son intestin.
Les cloches crachent à l'intersection des ruelles à sens unique, et les bébés effeurent mes jambes en traînant leurs derrières dans les charbons.
La ville de diamants frissonne et vomit la chair trop lourde et entassée et l'eau rampe jusqu'aux rebords des robes indécises.
Et la circulation se débloque, et les agents de police à la casquette bien reluisante dessinent des fleurs dans l'air avec leurs doigts, et les demoiselles émues s'acheminent au port.
Des sèves opiniâtres ont garni les arbres tristes des trottoirs, et les greniers tumultueux ont soupiré aux sons saccadés de ces pas jeunes.
La rivière étend son corps de dame riche habillée en Orient, et la ville trapue y reflète son amour.
La ville dépose son nouveau bijou sur la gorge de la rivière, un bijou de chair.
L'amante tressaille, et la chair s'installe muettement dans un sillon irisé de ses multiples seins.
L'eau silencieuse me parle en cadence.
Les poils de l'aurore ont scintillé en diamants, le vidangeur a balancé en arc le ding dong de sa musique, la fleur absente a promené le parfum de son fantôme sur la silhouette des cabanes modernes, et le flot par destin a entraîné sa charge.
Les genoux verts se sont montrés par-dessus l'herbe et les maringouins ont regardé à l'intérieur des pantalons. Le rivage n'a reçu du drap d'eau que l'apparence du silence et la paix s'est crue victorieuse.
Le carroussel a mené par les sentiers de ciment son désœuvrement. Les grasses filles se maquillent rythmiquement, et l'eau verte a dilué leur sueur. La ville a avoué sa vie dans ses craquements et l'eau hypocrite a avoué un masque de beurre.
Le soleil éblouit les fronts des demoiselles émues échappées à la lourdeur des caves.
Holà! Holà! Les rats du quai jeûnent!
La rivière a fait flac et puis s'est rabrillé de son bras gauche.
Le corps de la ville a sué à pleins pores frénétiquement les phares voraces de ses tourbillons, mais la foule gluante a répondu par le désert.
Hon! hon! a fait la pie de l'usine.
Les gars en casquette ont créé de grandes ombres fantastiques en maniant les bras d'acier, mais la rivière taciturne avait rétabli sa peau bleue sur son sang noir.
La ville élevait en cap sa masse bossue et les paupières baissées de la noyée voyaient à travers la brume verte l'attouchement de sa froideur
Verte! L'eau est verte, dit la noyée, et mon nez ne veut pas saigner.
Le corset charnu s'ébat non loin de la vapeur de l'engin; la rivière cèle toujours sa prise.
Le parc public surchargé d'allongements pâlis a dit merci quand les gratte-ciel ont penché leurs fronts qui s'ennuient. Mais cela n'adoucit pas mon néant.
Des flots de liqueur ont déferlé sur le pavé brûlant, mais la tendresse couverte de plumes rouges est morte de soif.
Des carcasses, dans leur mollesse horizontale, ont dit que l'eau grise n'a pas rassasié.
Le cri du marché de poissons me parvient ficelé et la vie par blocs assourdis.
Je vois la procession des ponts au bout des herbes marines qui lancent au lasso leurs trémolos et tout à l'heure le coq s'est tordu dans un caillot de sang.
Des jambes sans corps ont étiré leur blancheur embrumée au temps de la danse au trombone du soleil.
L'eau me fait penser à la farine.
Pfiuu! Les sifflets des enfants ont fait silence et les talons haut des ménagères bouffies.
Chut!
La poulie du paquebot cille.
Non.
Oui.
Non.
Chut!
Quoi?
Non.
Un moteur à pétrole est brassé dans son ventre.
Pourtant non.
Chut!
Non.
Je n'aurai plus mal aux dents.
Mais qu'est-ce donc qui me chatouille?
Les lianes charnelles agonisent dans les vapeurs de chaux de la vie.
Exclamation! Exclamation! je perds ta trace.
Hep! Hep! Torture dans l'anéantissement!
Pourquoi voulez-vous que je revive?
Étincelles dans les gouffres inarticulés, pourquoi venez-vous me faire tressaillir dans mon silence comme le cuisinier qui pique la saucisse avec les deux dents de sa fourchette?
Des grappes de vie sans pitié ont infiltré leurs ventres ronds dans la pesanteur de mon repos et je sens sur ma chair à côté des veines glacées les reflets bleus de leur chatouillement sucré.
Mais quoi? Mais quoi?
On me réveille par la torture.
Je dors. Je dors. Je veux dormir.
Le vomissement de la ville s'est englouti dans la débâcle marine et il n'y a plus de vie.
Où est la vie?
Le chant des boutons d'or alanguis dans les parcs publics martèle mon oreille comme l'assaut des jambes tordues des nains mérovingiens et les soupirs encore me parviennent des amours incolores.
Encore il me semble que mes narines se dilatent au parfum de la lune et que ma joue trouve sa place sur le sable de son manteau de velours.
La lune.

L'écho — La lune!

La jeune fille — La lune.

L'écho — La lune!

La jeune fille — J'ai rêvé de la lune.
À travers mes bandeaux je voyais la lune.
Ma langue d'enfant a sucé le cornet jaune de la lune.
J'ai dansé avec les crapauds de mon imagination sur la flûte tendre de la lune aux bords des trottoirs de ciment.
Je me rappelle la lune et la lune me rappelle à la vie.
La vie a expiré dans l'extase de la lune et la lune a fracassé son jus pur sur les blocs de béton.

J'étais enfant et j'ai dit à la lune des paroles entremêlées de vase et de lumière comme un arc-en-ciel ensorcelé par un prisme et j'ai souvenir de vêtements trop étroits ou trop larges.
La lune avait plongé son doigt jusqu'au fond des égots et je l'ai vue creuser les odeurs âpres et baiser l'âme de la cité immortelle.
Je n'aurai plus de repos.

(La jeune fille commence à s'agiter et on dirait qu'elle veut tendre les mains vers le petit rayon de lune. Elle bouge par saccades comme un dormeur qui a un cauchemar. Ses yeux sont clos.)

Je veux dormir.
Les corps des noyés ont dit: Je dors, et ils ont suivi le courant comme des poissons géants.
Au coin d'une rue une fille arrange son bas et demeure un moment les yeux vagues dans les réflexions de sa cuisse. Pourquoi? Pourquoi la paix refuse-t-elle?
La procession des spasmes ne veut pas que je me repose.
Où allez-vous? Pourquoi cette éternelle procession qui est un lingot de feu dans la nuit?
Là ! Là! Vous consumez mon repos dans votre brasier!

(Elle tend les bras convulsivement dans la direction du rayon de lune.)

D'où vient ce tuyau de vie?
D'en haut, d'en haut, là, je ne sais pas!
C'est le serpent de Saturne qui a cessé de se mordre la queue! Ha! Ha!
Il est tombé dans l'eau!
Ma ville était innondée autrefois. Je me rappelle. Le ciel inondait ma ville autrefois. C'est là. C'est de là que ça vient.

(Elle essaie de soulever ses paupières et ne peut pas.)

Dans le ciel les astres chantent.
La laiterie céleste besogne toute la nuit et le liquide brillant coule de toutes ses parts dans le sommeil universel, flairé seulement des noyés. Et la plus grosse des mamelles s'épanouit au centre. C'est la lune.

L'écho — La lune!

(La jeune fille s'agite davantage et ses mains fouillent l'air comme un aveugle qui cherche quelque chose. Elle flotte toujours horizontalement.)

La jeune fille — Les rosiers ont une odeur et la lune un éclat.
Mon être vibre. Je suis un pépin de pomme au soleil.
Je suis un linge de vaisselle accroché à un clou au revers du vent.
La lune a laissé s'égoutter son lait dans ma fosse.
Je le sais.
Je sens l'éclat de la lune sur mon ventre.
La lune a pourfendu le flot de son épée d'argent.
Des gouttelettes de lumière collent à mes tempes.
Il y a un rayon de lune.
Le silence de l'eau dormante a-t-il une fenêtre ouverte?

(Elle agite davantage ses bras et elle commence à flotter dans la direction du petit rayon de lune.)

Le sommeil silencieux m'appelle et l'éclat de la lune m'appelle.
Je ne peux pas trouver ce rayon de kune!
L'éclat de la lune n'est pas assez fort pour dévisser l'urne de mes paupières. La palpitation de mon âme demeure enfouie dans l'Immobilité immuable.
Il suffirait pourtant de laisser choir tout le lait dans la plaine et les eaux.
Les tables des cabarets tournoient en éventail comme des cartes sur un tapis et puis le fourmillement à son tour s'éteint et la lune peinture l'obscurité en jaune.
Mon ventre endormi veut être peinturé en jaune et mes doigts engourdis et mes paupières mauves.
Les dents d'ivoire de la lune!

(À ce moment les nuages s'écartent et le petit rayon de lune devient une vaste illumination ayant la forme d'un manteau. La lune apparaît au centre resplendissante de lumière, vaste et épanouie.)

Mon cheveu dans les herbes dolentes tressaille.
La poudre de feu aboie dans mes veines.
Le démon aux cornes vertes gesticule une frénésie de tigre dans mon estomac.
Le courant marin me tient dans ses bras et l'éclat me tire avec sa perche.
Je suis un peu de crème qui coule du trou d'un pot.

(Elle flotte horizontalement dans la lumière de la lune puis elle flotte verticalement.)

Je pleure dans le doux manteau de velours.
Je vois du cinéma: mon enfance parade au pas de gymnastique.
J'entends les clairons et la foudre de l'âge.
La tour de la ville s'écroule avec fracas et les moribonds de la cité volent à pleins bras au-dessus des ruines en s'encourageant du craquement de leurs os.
Leurs visages n'ont plus de chair, j'en vois un, je me reconnais dans le miroir des os de son bassin.
Une faux ocre fauche sans maître par habitude.
Hoquetons en ch
œur, frères!
La rivière placide vieillit mon jet de lune, il tremble comme un vieillard.

(En flottant toujours, elle va en montant dans la lumière de la lune.)

Manteau émouvant, les hameçons cachés dans tes plis m'entraînent vers ton cœur et ta cervelle et je ne peux pas résister car je pleure.
Doux manteau, laisse-moi me réfugier dans ton éclat comme dans le flanc d'un chien.

(Elle frotte sa joue au rayon de lune comme s'il était de velours.)

Des cloches abîment le froid et le bariolent de mille teintes dans le rythme d'un cœur qui naît à la vie.
Rivière, nous sommes saoules!
O doux manteau!

(En s'agrippant amoureusement au rayon de lune elle monte jusqu'à la lune. Elle prend la lune dans ses bras.)

La vie! La vie!


Rideau


1 commentaire:

Sammy Soldat a dit…

"Je ne peux pas trouver ce rayon de kune!"

on devrait ici remplacer "kune!" par "lune!"

merci beaucoup pour avoir mis tout ça ici !